Chronique d'Alain Assémat
L'histoire de l'art est aussi faite d'histoires...d'amour.
Le Fonds Hélène et Édouard Leclerc, communément désigné par l'acronyme (FHEL*), à Landerneau, a célébré un couple d’artistes « dans la démesure », emblématiques de la grande peinture abstraite de l’après-guerre, Joan Mitchell (1925-1992) et Jean-Paul Riopelle (1923-2002).
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Le Fonds Hélène et Édouard Leclerc, communément désigné par l'acronyme (FHEL*), à Landerneau, a célébré un couple d’artistes « dans la démesure », emblématiques de la grande peinture abstraite de l’après-guerre, Joan Mitchell (1925-1992) et Jean-Paul Riopelle (1923-2002).
Les murs des Capucins accueillaient du 16 décembre au 22 avril 2019, une soixantaine d’œuvres, pour retracer leur carrière artistique respective, à l’aube de leur relation, soit à compter de leur rencontre en 1955, jusqu’à leur séparation en 1979, toutes gigantesques, toutes bariolées, toutes pleines de gestualité, de sensations, de spontanéité. Pari osé et réussi, par le Fonds d'exposition.
Créée par le Musée national des beaux-arts du Québec, passée par Toronto, l’exposition s’est arrêtée à Landerneau pour son unique étape en France. Quel immense bonheur pour les bretons, et les amoureux de ces artistes, qui ont pu effectuer le déplacement, ou s'y trouver, au bon endroit, au bon moment, comme moi ! Une halte « indispensable » au regard de l’amour qu’ont porté les deux artistes à notre pays. Mitchell et Riopelle ont vécu ensemble huit ans à Paris, rue Frémicourt, dans le XVe arrondissement, et six ans à Vétheuil, sur les bords de la Seine. Une fierté aussi pour le FHEL, dont il s’agit de la première collaboration à dimension internationale. « C’est l’occasion pour le Fonds de montrer qu’il peut accueillir des œuvres de cette dimension », indique la directrice du site, Marie-Pierre Bathany.
Leur travail, à chacun des deux peintres, justifie amplement le titre de l’événement. Il est démesuré. « Ils étaient tous les deux adeptes des grands formats », précise le commissaire de l’exposition, Michel Martin. Et sur ces immenses surfaces de toiles, les couleurs, les aplats, les mouvements des deux artistes provoquent subitement et durablement, l’ivresse dans le regard du spectateur.
Ensemble, Mitchell et Riopelle se sont aimés, comme ils ont aimé et admiré la peinture de l’autre. Mais « ils n’ont fait aucune concession sur leur travail », dira Michel Martin ; lequel ne pouvait toutefois pas « croire qu’il n’y ait pas de point de convergences entre leurs œuvres ».
Néophyte ou expert, amoureux de la peinture ou curieux d’un jour, tout de suite le visiteur est saisi, d'abord par le lieu, habité de sensations profondes qu'exhale l'accrochage, tant la complicité des œuvres comme Girolata (1964) de Mitchell et Sans Titre (1954) triptyque de Riopelle, renvoie de réverbérations. L’émotion percute. Elle fait tourner la tête, enivre et rend tout petit.
Lui était canadien, elle américaine, Jean-Paul Riopelle et Joan Mitchell… Tous deux peintres abstraits, comme tant d'autres aventuriers, génies ou besogneux de l'après-guerre, leur rapprochement tient ici surtout à leur relation de couple. Car il y a peu en commun entre l'art physique et matiériste du premier et la tension de Joan vers la diaphanéité et l'éclat lumineux.
Remontons dans le temps pour en éclairer les étapes.
Figures incontournables de la peinture abstraite de la seconde moitié du XXe siècle, la peintre américaine Joan Mitchell et le peintre canadien Jean-Paul Riopelle s’inscrivent, à l’image de Camille Claudel et Auguste Rodin, de Lee Miller et Man Ray, de Frida Kahlo et Diego Rivera, de Lee Krasner et Jackson Pollock, dans la constellation des mythologies sentimentales et artistiques, où se révèle toute la portée d’un lien affectif étroit entre deux créateurs passionnés et audacieux. Pour la toute première fois, une exposition retrace leur carrière artistique respective à l’aune de leur relation, à compter de leur rencontre en 1955, jusqu’à leur séparation en 1979.
En 1955, la rencontre à Paris entre ces deux artistes à la personnalité magnétique se transformera vite en coup de foudre que chacun assumera sans réserve. Leur complicité soudaine s’explique peut-être aussi parce que les deux viennent d’un bassin culturel assez semblable.
Jean-Paul, né le 7 octobre 1923 à Montréal au Canada, étudie à la fois à l’École des beaux-arts et à l’École nationale du meuble et de l’ébénisterie de la ville dans les années 1940. Son professeur, Paul Émile Bourdas, est un des membres fondateurs du groupe appelé "Les Automatistes", une émanation du mouvement surréaliste. Après un voyage à Paris en 1947, Riopelle devient l’un des membres de l’École de Paris et se lie avec nombre de personnalités du monde des lettres et des arts (Pierre Loeb, Georges Mathieu, Wols, Zao Wou-Ki, André Breton, Antonin Artaud, Pierre Mabille…) et participe à la grande exposition surréaliste de la galerie Maeght.
Il est donc issu du mouvement automatiste inspiré du surréalisme qui fut la première insurrection culturelle au Québec dans les années 1948-1950 et se transforma en ébranlement d'un monde monolithique, religieux et conventionnel, dans lequel vivait jusqu’alors cette province. Outrepassant les visées des surréalistes parisiens, il pratique un automatisme abstrait, (Forteresse - 1962) sorte d’équivalent pictural de l’écriture automatique des poètes, où le jaillissement des signes s’impose comme un langage plastique illisible mais vivant.
Cette insurrection culturelle se transforma chez ce Québécois en une approche plus "terrienne", peut-être plus sauvage, en mouvement libérateur du geste pictural. D’où cette réinterprétation qui allait lui servir de tremplin dans sa conquête du langage pictural maintenant délivré de toute contrainte, la toile devenue réceptacle de l’énergie dominante au cœur de l’homme "naturel" qu’était encore alors, le canadien. Riopelle portera à son extrême cette violence à sauter les obstacles, au grand étonnement du monde de l’art parisien peu ouvert au début des années cinquante à l’éclatement et au déferlement d’énergie projeté sur les toiles de cet artiste. Jean-Paul Riopelle, expressionniste abstrait surtout connu pour ses paysages non figuratifs, utilise de la peinture pressée directement du tube et appliquée librement, en pâte épaisse, à l’aide d’un couteau à palette ou de larges spatules pour élaborer des mosaïques denses (Sans titre III - 1957) et à grande échelle. Il y a quelque chose de méthodique dans ses toiles saturées, mosaïques multicolores de touches courtes et serrées. Le sentiment de la nature et de l'immensité – montagneuse – s'exprime aussi dans diverses œuvres, de format à l'avenant : 2, 3m, et parfois bien plus, diptyques, triptyques, etc.
Joan avait quitté son Chicago natal pour aller vivre à New York et baigner dans le monde des tenants de l’Action painting, autre irrévérencieux comportement d'artistes envers la tradition classique. Parti de l’influence due à la découverte au MOMA des Nymphéas de Claude Monet (1840-1926), l’art s’ouvrit rapidement après la guerre au creuset culturel développé depuis l’arrivée de créateurs européens chassés par le nazisme, d’où allait éclore ce mouvement d'Action Painting, porté à son comble par Jackson Pollock (1912-1956), Franz Kline (1910-1962) et Willem de Kooning (1904-1997), mouvement qui allait laisser son empreinte particulière sur la jeune artiste. Ce double héritage iconoclaste allait bouleverser les zones traditionnelles européennes, ce dont l’un et l’autre des deux peintres sujets de l’exposition, allaient témoigner à leur façon particulièrement originale, même si avec plus de retenue chez Mitchell. Chez Joan, de grands formats comme pour Jean-Paul, et un sentiment de la nature proche de Monet, son grand inspirateur, à la tournure d'un impressionnisme abstrait, tantôt empreint de grâce éthérée, tantôt beaucoup plus physique. Son art, à n'en pas douter tient d'une sensibilité au monde, toute romantique, autant que du meilleur de l'abstraction lyrique.
A bien y regarder, dans la visite, la première trace d’interpénétration qui peut apparaître, est la façon dont chaque artiste compose son tableau, et ce que chacun des deux trouve stimulant chez l'autre. Joan composait toujours ses œuvres, remarquables par leur qualité de légèreté, en peignant sur un fond blanc appliqué au gesso sur la toile brute et recouverts de la composition définitive avec des touches de pinceau "à l’européenne" formés de nœuds de matière, enroulés les uns sur les autres dans une structure décidée par l’artiste, (Sans titre - 1958).
De ce fond blanc se dégageait avec netteté le reste, formant un tout homogène bien mis en relief par ce départ blanc qui lui servait de socle, de mur, pour parler comme un bâtisseur, tandis que Jean-Paul, qui débordait d’énergie, travaillait à grands coups de spatule presque sauvages sur la toile dont, d’un geste puissant, il semblait déborder le cadre.
Il va apprendre de Joan à utiliser le blanc pour s’imposer une frontière et ce blanc participera de plus en plus à ses compositions comme en témoigne particulièrement le "Large Triptyque" de 1964, à partir duquel l’influence de Joan deviendra partie prenante de son expression naturelle.
Nourrie, habitée, envoûtée par la nature, sa compagne ne peint pas ce qu’elle voit, mais l’irradiation de la lumière qui éclaire ses verts, ses bleus, ses jaunes si intenses. Les couleurs de cette nature se reflètent dans son oeil, dabs son imaginaire; de même, jette-elle sur la toile, comme fouettée par le vent, sa pulsion d'être. Il faut les voir, les ressentir, ses tableaux ! On les a comparés aux nymphéas les plus abstraits de Monet. Pas seulement parce que l’Américaine s’est installée à Vétheuil, à côté de Giverny, où le vieux maître peaufinait ses immenses toiles un demi-siècle avant qu’elle ne cherche dans l’air et les reflets de la Seine les mêmes lumières, les mêmes "impressions" en référence à l'époque du grand chamboulement impressionniste.
Chez Joan, l’influence de Jean-Paul se manifestera par l’apparition parfois du couteau ainsi que d’une gestuelle plus virile, plus saccadée, laissant plus libre cours à la spontanéité tout en gardant l’essentiel de sa démarche féminine, tactile, tendre, enveloppante.
Leur intimité donnera toutefois naissance à « cette somptueuse confrontation sous la forme d’un dialogue, occasion exceptionnelle de célébrer la peinture dans toute sa force et sa magnificence » selon Michel Martin, auquel on doit le choix des œuvres présentées.
Laissons l'enthousiasme final au propriétaire des lieux Michel-Edouard Leclerc : « L'histoire de ces deux artistes, Joan Mitchell et Jean-Paul Riopelle est fascinante », souligne-t-il. « C'est celle d'un couple dans la démesure, dont les vies et l'œuvre se rencontrent et se croisent durant 25 ans ! A travers eux, c'est l'histoire de l'art qui s'écrit, d'un bout à l'autre du monde ».
*Le FHEL a été créé en 2011 dans la petite ville de Landerneau, non loin de Brest, au sein de l'ancien couvent qui a abrité les premiers entrepôts des magasins Leclerc dans les années 1960.
Copyright : Alain Assémat
29800 Landerneau