Chronique d'Alain Assémat
"Chemins de traverse" était le titre de la grande exposition d'été 2019 consacrée à Vincent Bioulès à Montpellier. En cet été, le musée Fabre présentait 220 œuvres qui retraçaient par des tableaux décisifs l’œuvre du peintre, des années 1950 à nos jours. Artiste singulier, il cherche la subversion au sein de la tradition en revisitant les grands sujets picturaux : le paysage, le portrait, le nu… avec une liberté extraordinaire.
L’exposition offrait une traversée des thèmes qui rythment la carrière de l’artiste. Elle proposait quelques repères historiques décisifs pour comprendre sa démarche, et, en même temps, elle montrait la permanence de certains sujets à travers un accrochage associant les jalons historiques aux productions les plus récentes, en portant également un regard attentif à la manière dont l’artiste travaille, combinant observation sur le motif, dessin d’après modèle vivant et travail d’atelier. La diversité des supports présentés (peintures sur châssis, carnets de croquis, pochades, pastels, fusains…) témoignait de l’amplitude des moyens de l’artiste.
La visite de l’exposition procure un sentiment de réjouissance, de plaisir. Plus le regard se fait intense, plus on se délecte de la matière, des couleurs, de la lumière et plus on éprouve la sensation d’entrer dans une immense toile aux variations infinies, comme si, sur les chemins de Bioulès, se déclinaient à la fois le souvenir de tableaux aimés de l’ancienne peinture médiévale, les premières constructions de paysages d’un Giotto, mêlées à quelques réminiscences de fresques, de vitraux ou de tapisseries, et l’évolution vers la modernité depuis la période plus affirmée, très construite, raisonnée, d’un Piero della Francesca et d’un Fra Angelico (peintre admiré par Bioulès), jusqu’au regard avant-gardiste et pur de Matisse.
Son parcours
Vincent Bioulès est né le 5 mars 1938 à Montpellier.
En 1957 il entre aux Beaux-arts de la ville et en faculté de lettres.
En 1969, il fonde le groupe ABC Productions avec Tjeerd Alkema (1942), Jean Azémard (1938-1998), Alain Clément (1941) et Patrice Vermeille (1937). Le but du groupe est de montrer l'incapacité des structures traditionnelles de diffusion de l'art face à l'art contemporain. En juillet 1970, le travail du groupe est présenté à Coaraze (Alpes-Maritimes).
Il est l'inventeur du nom "Supports/Surfaces", groupe dont il est un des animateurs principaux. Les toiles de cette époque sont des fenêtres, car c'est à travers elles que Bioulès se propose "d'explorer le monde".
Il rompt avec le groupe en 1972. Celui qui a inventé l'expression est peut-être celui également qui s'est le plus éloigné ensuite, pour tracer une voie toute personnelle dans la peinture.
Au milieu des années 1970, il abandonne l'abstraction et revient à la peinture figurative par le biais du portrait et du paysage. L'artiste n'aime pas que l'on parle, à son sujet de retour à la figuration, mais plutôt de "refiguration".
A partir de 1976, Bioulès réinvestit le sujet comme il parcourt le monde. Il interroge "La Peinture", ses fonctions, ses messages, ses interdépendances, les lieux de son élaboration.
En 1978 il s'intéresse à la figure humaine ; dans une sorte de logique de la hiérarchie des genres et des spéculations picturales, il va peindre essentiellement des portraits.
En 1982, il devient professeur aux Beaux-Arts de Nîmes, en 1988 aux Beaux-Arts de Montpellier et, pour finir, en 1991 à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris.
En 2006, il est l'objet d'une exposition au musée d'Art Moderne de Céret (Pyrénées-Orientales).
En 2007 et 2008, l’artiste séjourna pendant un mois à la villa Médicis, sur l’invitation de Richard Peduzzi. Il y réalisa, entre autres, une série de 90 dessins sur les paysages italiens.
En 2009 le Musée de Lodève dans l’Hérault, propose : « Paysages du sud ».
En 2015, il fait l'objet d'une exposition personnelle à Mende en Lozère, intitulée « Bioulès en vacances ». La Lozère est aussi source de son inspiration ; l'exposition retraçait son travail lors de ses nombreux séjours d'été. Il résidait alors le plus souvent au château de Laubert et travaillait à partir des paysages et de l'architecture qui l'entouraient.
Après son incursion dans l'abstraction, il va (re)découvrir sa liberté, son talent de peintre (paysages, nus, portraits...) ses admirations (il cite souvent des artistes représentés au musée Fabre), comme ses amitiés artistiques. Il a notamment évoqué le peintre lunellois Jean Hugo, devant le tableau "La ferme de Méjean", inspiré par des séjours lozériens effectués en sa compagnie.
Dans le tableau exposé à son côté : "Le cantique des créatures", il a voulu voir « comment peindre un poème » dit-il, en revisitant la mythologie et des scènes bibliques, mêlées à l'observation du réel.
Le passage par l’abstraction de Vincent Bioulès à l’époque de Supports/Surfaces a marqué d’une empreinte forte sa peinture désormais figurative : « C’est le paysage languedocien qui m’a donné envie de peindre » se plaît-il à dire, tout en précisant, « ce que je fais aujourd’hui n’aurait pu exister sans l’expérience précédente de l’abstraction » Et de rappeler qu’au-delà des vues des rivages lagunaires du bord de mer, des environs de Montpellier, des collines de l'arrière pays et notamment le Pic Saint-Loup, peint sous tous les angles en toute saison, c’est bien la lumière qui est le personnage principal du tableau. C’est la lumière qui, dans ses toiles, déconstruit la simple vue pour proposer au spectateur la puissance d’un émerveillement lié aux impressions premières. Chez lui, l’immobilité exaltée jusqu’à une sorte de vitrification de l’instant, la lumière se mêle d’un sentiment inéluctable du temps suspendu dont le charme va se dissiper. Aussi, au-delà d’une promenade visuelle, le paysage appelle le spectateur à un cheminement mental vers l’émotion partagée.
Une dizaine de grands tableaux constituent le socle de ce nouveau travail où le jardin du peintre lui permettra d’évoquer les heures de la journée mais aussi les quatre saisons découvertes au travers des vastes fenêtres de sa maison, qui dès les années 80, avaient occupé une place majeure à l’intérieur de sa peinture. Le port de Carnon et Donnafugata, font eux aussi partie de ces grands formats. Des peintures plus petites, aquarelles, dessins, temperas, pastels complètent cet ensemble en déclinant à leur tour et à leur manière la thématique empruntée.
L’émotion, c’est la « voie royale de la connaissance » rappelle, en pédagogue, l'artiste. Sa peinture qu’il souhaite « à la fois savante et populaire », c’est-à-dire « tout autant pérenne qu’accessible », doit témoigner de « ce qu’il y a d’irremplaçable dans un instant ». Ces œuvres actuelles nous disent en effet « le plaisir de vivre » revendiqué par cet artiste, dans le contact avec la nature. Leurs couleurs denses, presque saturées – hommage direct à Matisse –, vibrent comme une quête de vérité.
Pour mieux approcher cet artiste, rien de plus expressif et authentique que de rapporter quelques unes de ses déclarations qui expriment tous ses ressentis et dévoilent une personnalité singulière et attachante, peut-être parée de mysticisme.
- « Je suis peintre... les raisons qui me conduisent depuis plusieurs années à la peinture sont demeurées les mêmes, quelles que soient les formes très diverses prises par mon travail.
A la menace qui me fut faite d'entrer justement dans "la poubelle de l'histoire", je répondis en m'y précipitant sans crainte, ensuite tout étonné qu'elle fut si vaste, surpris par la multiplicité des chemins que j'y rencontrais.
- Ma peinture ne contient aucun élément nouveau. Plastiquement parlant elle n'invente rien, n'inaugure rien.
Je n'ai pas cherché non plus à rejoindre une tradition. J'ai simplement tenté de faire en sorte que ma peinture ressemble à ce que j'aime. Sa seule originalité repose sur ce souci constant.
A dire vrai, je me donne un mal fou à essayer de peindre ce qui a donné un sens à ma vie et au regard que je pose sur ce qui m'entoure ... Ce qui m'a influencé si profondément, toutes ces "références" que l'on peut voir dans mes tableaux, sont devenues des raisons d'être. Elles sont ma façon à moi d'habiter sur la terre et de faire mien ce dont je suis entouré.
- Ma peinture fait référence à quelque chose qui n'existe plus - une sorte de paradis perdu - à l'évocation d'une qualité de vie à laquelle je suis profondément attaché. Il faut être fidèle à ce que l'on aime, et je fais en sorte que ma peinture soit le fait de cette nostalgie.
- Il ne saurait y avoir de révolution si on ne persiste pas à s'attaquer régulièrement aux grands genres fournis par l'Histoire. Il ne saurait y avoir de vrai renouvellement à l'extérieur de la tradition. Le miracle tient au fait que ce regret et ce désir qui nous partage, entre le passé et entre le futur sous la forme d'un éternel instant baigné par la lumière de cette perpétuelle après-midi dont parle Baudelaire... nous le découvrons, nous le saisissons dans la chair même de la peinture. Nous voici face à face avec la peinture, et à ceux qui la considèrent comme nulle et non advenue, comme définitivement remise au placard de l'Histoire, je réponds seulement : taisez-vous et regardez !
- Je pense que l'on a le droit de puiser dans l'histoire de l'art avec une totale liberté. Pour moi un tableau doit être un objet fini. Ce n'est pas un espace dans lequel je projette des sentiments, à travers des signes, des symboles. Il faut qu'il soit au contraire un espace élaboré qui donne exactement l'impression d'être la représentation d'un intérieur, d'un après-midi d'été, immobile. Il est le fruit d'un grand effort stylistique ... je ne mets rien au-dessus de la "Naissance de Vénus" de Botticelli que je considère comme un des tableaux les plus élaborés de l'histoire de l'Occident.
Je contrôle de plus en plus de détails. J'essaye de faire fonctionner de minuscules détails avec de grands ensembles, de contrôler au maximum la totalité de la surface, de tous ces rapports internes...
- La fonction fondamentale de la peinture, la première, est de décrire ce qui nous entoure, que d'aucuns ne voient pas comme on devrait le percevoir.
Mes premières peintures ont été faites sur ce que l'on appelle "le motif", c'est à dire dans la nature, face au paysage ; et je n'ai jamais cessé de rester fidèle à ce qui m'avait motivé, à ce paysage initial.
Je fais une grande quantité de dessins en extérieur. Je les retravaille. Mes tableaux de paysages, places, montagnes, forêts, sont élaborés progressivement, à partir de ces dessins ou de petits tableaux peints sur le motif.
Cela m'amuse beaucoup de faire cohabiter à l'intérieur d'un même tableau des perspectives tout à fait différentes selon ce que j'ai à dire... ce sont les débuts de la peinture au XX° siècle qui m'ont touché le plus, c'est à dire cette peinture que j'ai découverte lorsque j'étais enfant (Picasso, Cézanne, Matisse). Je pense aussi à Ingres, à Fouquet, à Philippe de Champaigne, Il y a dans leur œuvre une totale absence de flou, une préoccupation de la plus grande simplicité et de la plus grande lisibilité possible…
Je suis resté fidèle à cette émotion première.
- La peinture pour moi est essentiellement liée à la couleur, c'est elle qui déclenche la notion de dessin, de composition... pas la couleur en soi, mais le rapport de tout le concert des couleurs entre elles, reste une sensation qui est à la base de tout le plaisir de peindre.
Il y a chez moi une part de jeu, d'espièglerie, et peut-être de provocation. J'essaye d'introduire dans les tableaux des fleurs, des papillons, des choses qui ont été évacuées de la peinture moderne depuis le Cubisme.
Dans la musique, ce que l'on appelle un thème, c'est une chose bien réelle, c'est une mélodie, c'est un chant qui est fixe, bien précis. Ensuite il y a les variations à partir de ce thème. Par contre, dans la peinture, il est extrêmement difficile de dire qu'un tableau parmi tous les autres est le thème, et que les autres sont les variations. C'est le propre d'une suite dans la peinture ...
Si je fais plusieurs fois le même, ou à peu près, c'est parce que je n'ai pas le sentiment d'avoir épuisé le sujet »
Acteur atypique de la scène contemporaine française, aujourd'hui, il se dit libéré du « souci d'être de son temps » avec une peinture moins réfléchie, plus instinctive et directe. « Je veux être chaque jour plus proche de mon sentiment intérieur, de plus en plus véridique. J'accepte en vieillissant d'être vulnérable, c'est ainsi que le peu que l'on sait devient authentique. Je pense qu'il y a une sorte de respect objectif pour ce que je fais. J'ai beaucoup travaillé, et cela m'a valu une sorte d'estime. Si je suis reconnu, je ne suis pas considéré comme le fer de lance d'une nouvelle forme d'art. Je ne suis pas par nature très sensible à ce que j'appelle le pouvoir temporel ».
La démarche de ce peintre du Sud, s’ancre dans une géographie concrète, celle de la Méditerranée, dans une communion sensible avec la nature, pour peindre le réel, en adéquation avec ses sentiments intérieurs et témoigner de la vie, de manière universelle et intemporelle. Dessinateur assidu depuis toujours, il s’adonne inlassablement à cet exercice lors de ses voyages (Japon, Israël, Tunisie, Egypte, Italie…) ou sur ses terres intimes (La Lozère, Aix-en-Provence, Céret, Montauban, Saint-Tropez…), constituant un immense ensemble d’œuvres abouties, qui vont nourrir son œuvre peint. Pour ce peintre qui aime particulièrement jouer avec la couleur, « le dessin, le vrai, reste LA signature d’un artiste ».
Peintre à la recherche d’une expérience totale et d’un chemin de vérité, son œuvre est le miroir d’une jouissance en acte : « Un peintre est une personne qui a la mémoire d’un certain plaisir de la peinture. Si je retourne chaque matin à l’atelier, c’est parce que je vais y retrouver ce plaisir » confiait-il à Catherine Millet en avril 1986. Pour lui, aujourd'hui, rien n'a changé.
L’exposition donne, au visiteur, une belle vision de l'œuvre de Bioulès. Et lui, qu'y voit-il ? Le peintre le dit avec le sourire : il continue à travailler, et cette rétrospective en "son" musée lui permet de faire "un examen de conscience". "Je considère cette exposition non pas comme un point final de ma vie de peintre, mais comme quelque chose que je traverse".
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